Qu’est-ce que l’énergie noire ?

Jusque dans les années 1990, les cosmologistes pensaient que l’expansion de l’Univers devait progressivement ralentir sous l’effet gravitationnel de la matière. Or, en 1998, deux équipes d’astrophysiciens ont constaté avec surprise que les supernovæ de type Ia qu’ils traquaient à des distances toujours plus lointaines paraissaient moins lumineuses que ce que prévoyait le modèle standard de la cosmologie. Ces observations ont conduit les chercheurs à conclure que l’expansion de l’Univers ne décélère pas mais, au contraire, accélère depuis six à sept milliards d’années. Pour expliquer cette dynamique, les cosmologistes ont suggéré que l’Univers contient un ingrédient supplémentaire, l’énergie noire, dont la nature précise n’est pas connue. On en connaît certaines propriétés. Par exemple, on sait qu’elle est dotée d’une pression négative, un comportement qui ne correspond à rien que l’on connaisse (quand on se baigne dans l’eau, le fluide exerce une pression positive partout sur notre corps – l’énergie noire aurait un effet inverse).

Les observations cosmologiques permettent d’estimer que l’énergie noire représente actuellement près de 70 % de la densité d’énergie de l’Univers (la matière noire représentant 25 % et la matière ordinaire ou baryonique 5 %). Il reste à comprendre ce qui la constitue. La solution la plus simple est une constante cosmologique, dont la densité reste fixe et ne se dilue pas avec l’expansion cosmique, contrairement à celle de la matière.

Physiquement, quelle est l’origine de cette constante cosmologique ?

La réponse la plus naturelle, a priori, est que la constante cosmologique est associée aux fluctuations du vide, c’est-à-dire au fait que les lois de la physique quantique prévoient un fourmillement de particules qui émergent spontanément du vide et disparaissent très vite. De cette activité résulte une densité moyenne d’énergie non nulle. Mais les calculs de physique des particules donnent une densité d’énergie qui est 120 à 60 ordres de grandeur plus faible que ce dont les observations ont besoin pour expliquer l’accélération de l’Univers.

Cette incompatibilité a conduit les théoriciens à imaginer d’autres scénarios d’énergie noire pour expliquer la dynamique de l’Univers. Ces modèles se distinguent d’une constante par le fait qu’ils évoluent dans le temps. C’est cette propriété que nous essayons de mettre en évidence avec le programme DESI.

En quoi consiste DESI ?

Il s’agit d’un vaste programme de relevé spectroscopique mené depuis l’observatoire américain de Kitt Peak, aux États-Unis, qui implique une collaboration internationale de plus de 900 personnes. Il observe le ciel depuis mai 2021 et mesure avec précision la distance d’un grand nombre de galaxies dans l’Univers pour en dresser une carte tridimensionnelle.

DESI – télescope – spectroscopie

Vue de l’intérieur du télescope. Celui-ci est équipé d’un instrument qui permet une analyse spectroscopique de la lumière venant des galaxies, afin d’en déterminer la distance.

© Marilyn Sargent/Berkeley Lab

Sur cette carte, on peut voir que les galaxies ne sont pas distribuées un de façon aléatoire, le modèle cosmologique nous dit même que, du fait des conditions primordiales dans l’Univers, il existe une distance moyenne caractéristique qui sépare les galaxies, que l’on nomme l’échelle de distance des oscillations acoustiques baryoniques.

D’où vient cette distance caractéristique ?

Dans le plasma chaud primordial, des fluctuations de densité se sont propagées à une certaine vitesse, comme des ondes acoustiques. Lorsque l’Univers est devenu assez froid, les noyaux atomiques du plasma se sont combinés avec des électrons (on parle de recombinaison) et ont formé des atomes neutres. La lumière qui était piégée dans le plasma s’est échappée et a constitué ce qu’on nomme aujourd’hui le fond diffus cosmologique. Les mécanismes qui propageaient les ondes ont disparu au moment de la recombinaison, et les ondes de densité se sont figées. Elles ont laissé des zones de surdensité qui ont par la suite donné naissance aux galaxies. L’échelle de distance des oscillations acoustiques baryoniques est directement reliée à la distance que ces ondes ont parcourue jusqu’à la recombinaison.

Cependant, cette distance « étalon » augmente avec l’expansion de l’Univers. Et comme cette expansion dépend de l’énergie noire, mesurer cette distance à différents moments de l’histoire permettrait d’en savoir plus sur les propriétés, et donc la nature, de l’énergie noire. En particulier s’il s’agit d’une constante ou de quelque chose qui varie dans le temps.

Pour cela, nous avons mesuré la position de 14 millions de galaxies, que nous avons regroupées en plusieurs familles en fonction de leur distance à nous : les galaxies de l’Univers proche, celles à des distances intermédiaires et les galaxies vraiment lointaines. Nous avons ensuite utilisé des outils statistiques de corrélation à deux points pour mesurer la distance « étalon » au cours du temps.

Quel est le résultat ?

Quand on compare la prédiction du modèle standard cosmologique avec une constante cosmologique et les observations, on constate qu’il y a une bonne compatibilité dans l’Univers lointain jusqu’au moment où l’énergie noire commence à dominer la dynamique de l’Univers. Ensuite, alors qu’on arrive vers l’Univers proche, on commence à voir une déviation. Le résultat suggère que l’énergie noire n’est pas une constante, mais évolue au cours du temps.

En cosmologie, comme en physique des particules, parce que ces mesures sont très difficiles, la question qui se pose est alors d’évaluer la probabilité que ce résultat soit une fluctuation statistique, c’est-à-dire une illusion, ou au contraire s’il s’agit de la mise en évidence d’un phénomène nouveau bien réel.

Carte des galaxies - DESI

Tranche de la carte tridimensionnelle des galaxies dans l’Univers réalisée à partir des données du relevé Desi. La Terre se trouve au centre, et la carte s’étend sur des milliards d’années-lumière. Selon la distance, les astrophysiciens ont utilisé différents types de galaxies : galaxies brillantes dans l’Univers proche (en jaune), galaxies rouges lumineuses (orange), galaxies à raie d’émission (bleu) et quasars (vert).

© Claire Lamman/DESI collaboration

Pour comprendre de façon simple, imaginez que vous voulez savoir si une pièce est truquée. Vous la lancez cinq fois et obtenez cinq fois pile. Vous pouvez commencer à suspecter que la pièce est truquée, cependant il est quand même possible de faire cinq fois pile avec une pièce parfaitement équilibrée, même si ce n’est pas un tirage très probable. Pour en avoir le cœur net, vous allez augmenter le nombre de lancers, disons cent. À ce moment, si vous obtenez 100 fois pile, la conclusion semble s’imposer. Évidemment, un vrai test ne sera pas aussi tranché, vous obtiendrez 85 piles et 15 faces. Des outils d’analyse statistique permettent alors de caractériser votre résultat.

En 2024, la collaboration DESI a publié son analyse avec un catalogue représentant un an de données, soit environ 6 millions de galaxies. Pour renforcer la sensibilité aux propriétés de l’énergie noire, nous avons combiné nos observations avec les résultats obtenus sur le fond diffus cosmologique et les supernovæ de type Ia. La conclusion était alors que les observations favorisaient déjà un scénario d’énergie noire sans atteindre toutefois le seuil de découverte situé à un risque sur 1 million d’être dû à une fluctuation statistique.

Cette année, nous avons publié notre analyse avec trois ans de données, soit 14 millions de galaxies dont on a mesuré précisément la position. Le signal en faveur d’une énergie noire qui évolue au cours du temps se renforce. Il est encore trop tôt pour conclure de façon définitive, mais d’autres analyses avec les données de DESI et avec d’autres données sont en cours.

Lesquels ?

DESI est un programme de relevé de galaxies qualifié de quatrième génération. Dans la troisième génération, SDSS a collecté des données pendant vingt ans, mais avec une précision plus faible. Récemment, Théo Simon, de l’université de Montpellier, et ses collègues ont mené une analyse statistique de corrélation à trois points sur les données de SDSS, le relevé de la génération précédente. Ils ont montré qu’on peut déjà y déceler une petite tendance en faveur d’une énergie noire non constante.

Un autre programme de relevé de supernovæ de type Ia, DES, vient de livrer six ans de données. Il trouve aussi un signal plus favorable pour une énergie noire non constante.

Le relevé DESI continue-t-il à collecter des données ?

Absolument, nous avons un financement au moins jusqu’à fin 2026. L’objectif est d’atteindre un catalogue de cinq ans de données avec 60 millions de galaxies. Une extension avec une version 2 de DESI est en préparation ; elle nous amènerait jusqu’à fin 2028, mais cela dépendra beaucoup de décisions politiques, en particulier des États-Unis, pour sécuriser son financement.

Spectroscopie - DESI

Salle de spectroscopie de Desi.

© Marilyn Sargent/Berkeley Lab

Par ailleurs, les relevés de galaxies et les oscillations acoustiques des baryons ne sont pas la seule façon de sonder le cosmos pour traquer l’énergie noire. Nous avons évoqué les supernovæ. Le programme ZTF (Zwicky Transient Facility) a publié en février 2025 un catalogue de 3 628 supernovæ de type Ia.

Une autre voie intéressante est celle du lentillage gravitationnel, qui consiste à analyser la forme des galaxies que l’on observe. Ces images sont déformées à cause à la présence de matière sur la trajectoire de la lumière émise par les galaxies. Le télescope spatial Euclid, lancé en 2023, devrait fournir ses premières données sur le lentillage gravitationnel en 2026.

Les prochaines années vont être décisives et excitantes pour ceux qui cherchent à comprendre de quoi l’énergie noire est faite !

DESI : l’hypothèse d’une énergie noire qui évolue dans le temps se renforce

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Auteur : Pauline Zarrouk

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